Installation en tant que membre associé étranger de l’Académie des Beaux-Arts

Mawlana Hazar Imam delivers an eulogy in memory of his predecessor, the Japanese architect Kenzo Tange. Gary Otte

Madame le Représentant du Président de la République,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
M. le Président,
M. le Premier Ministre,
Messieurs les Maires,
Mesdames et Messieurs les Présidents et Directeurs,
Mesdames et Messieurs les Conseillers,
Monsieur le Chancelier, Madame et Messieurs les Secrétaires Perpétuels,
Messieurs les Présidents,
Mes chers Confrères,
Mesdames, Messieurs,

Alfred de Vigny écrivait dans son Journal d'un poète, que l'honneur c'est la poésie du devoir.

L'honneur, mes chers Confrères, puisque j'ai la joie de pouvoir vous appeler ainsi, cet honneur que vous me faites de rejoindre votre compagnie dans cette auguste maison, je le ressens comme un immense bonheur et, effectivement, comme un grand devoir :

un devoir envers vous-même ;

un devoir vis-à-vis de Kenzō TANGE ;

un devoir enfin envers ceux qui nous suivront.

L'histoire de ma famille est celle d'une transmission ininterrompue à travers le temps de valeurs non seulement religieuses mais également culturelles, depuis un événement fondateur qui remonte à presque quatorze siècles. Vous comprendrez dès lors que je me sente intellectuellement et affectivement proche de cette admirable tradition de l'Académie des Beaux-Arts : par l'éloge de celui qui est parti, celui qui est admis contribue à transmettre aux générations futures un peu de celui qui n'est plus.

C'est donc avec le plus grand respect que je vais m'incliner devant Kenzō TANGE que vous avez admis en votre sein il y a quelques années.

J'ai cherché à comprendre ce qui conduisit Kenzō TANGE sous cette coupole. Le jury du Prix Prizker d'architecture, lors de son attribution à Kenzō TANGE en 1987, alors qu'il avait 74 ans, avait dit de lui :

Kenzō TANGE "parvient à des formes qui élèvent nos cœurs parce qu'elles émergent d'un passé ancien dont nous avons à peine la réminiscence, et pourtant, elles nous coupent le souffle par leur contemporanéité".

Cette émergence du passé, Kenzō TANGE voulait la maîtriser afin qu'elle facilite l'épanouissement des formes nouvelles, mais sans la laisser transparaître.

Il avait résumé ainsi sa pensée sur ce point :

"Le rôle de la tradition est celui d'un catalyseur, qui permet la réaction chimique, mais qui n'est plus détectable dans le résultat final. La tradition peut bien sûr être en œuvre dans une création, mais elle ne peut plus être création elle-même."

Ce que le présent doit prendre au passé dans l'élaboration de l'avenir est objet de réflexion pour tout architecte. Plus généralement, ce doit être une interrogation permanente pour toute personne qui porte une responsabilité dans le domaine de l'habitat, dans toutes les civilisations et sous tous les cieux.

Pour tenter de comprendre les conditions dans lesquelles Kenzō TANGE a apporté sa contribution à cette réflexion, il est nécessaire de se reporter au début du XXème siècle.

Nous sommes en 1913, l'année qui suit l'avènement de l'Empereur Yoshihito et le début de l'ère Taishō, sur l'île de Shikoku au Sud du Japon. Kenzō TANGE est en effet né là, à Imabari, petit village côtier qui s'ouvre sur des bras de mer reliant la mer intérieure et le large. Hiroshima se trouve à 60 kilomètres d'Imabari au nord-ouest, sur l'autre rive de cette voie marine.

L'ère Taishō est une ère d'ouverture, souhaitée et voulue, vers l'Occident. Elle s'opposera à la période de l'immédiat après guerre, où la réception des valeurs américaines fut pour une bonne part contrainte.

Kenzō TANGE naît donc dans un pays en mutation. Cela explique peut-être pourquoi un autre architecte japonais, un peu plus âgé que le jeune Kenzō, Kunio Maekawa, part à Paris en 1928 pour faire ses armes avec Le Corbusier.

C'est là que beaucoup de choses se nouent. En effet, Kenzō TANGE, après avoir obtenu son diplôme d'architecture de l'université de Tokyo en 1938, travaillera jusqu'en 1941 pour Kunio Maekawa.

Pendant qu'il se forme auprès de lui, Kenzō TANGE revient à l'université de Tokyo pour étudier l'urbanisme. C'est là qu'il fondera le 'Laboratoire Tange' dans le cadre duquel il conseillera de jeunes architectes dont Sachio Otani, Takashi Asada, Taneo Oki, Kisho Kurokawa, Arata Isozaki et Fumihiko Maki. Les deux derniers me sont bien connus. Arata Isozaki est l'architecte choisi par l'Université d'Asie Centrale, dont je suis le chancelier, pour construire les trois campus du Tadjikistan, du Kirghizstan et du Kazakhstan. Quant à Fumihiko Maki, il est le concepteur du Musée Aga Khan de Toronto et de la Délégation de l'Imamat ismaïli à Ottawa.

Au-delà de la formation universitaire et de ses premières expériences auprès de ses maîtres, on ne peut passer sous silence l'influence sur Kenzō TANGE du débat sur la "japonitude", néologisme dont on a désigné la querelle qui parcourut le Japon de 1920 à 1960. Il s'agissait non seulement de l'influence du passé sur le présent et l'avenir, mais, plus généralement, de la question de savoir si le Japon devait développer sa propre culture de la modernité, ou adopter le 'Style
International' qui diffusait alors dans le monde, essentiellement à partir des Etats-Unis.

Mais revenons à Kenzō TANGE, qui est sur le point d'entrer dans la vie active.

Il est diplômé.
Il a été formé par des maîtres prestigieux.
Il est pénétré de l'immense tradition japonaise et de modernisme occidental.

Tout se présente sous les meilleurs auspices : le jeune homme est prêt à voler de ses propres ailes.

Sa vie est cependant bouleversée par la guerre.

Kenzō TANGE tient cependant sa vie fermement en main et ses qualités vont, de fait, se déployer dans l'adversité. Il s'installe à son compte, est nommé en 1946 professeur assistant à l'université de Tokyo et, en 1947, membre de l'Agence pour la reconstruction du Japon.

C'est en ces qualités qu'il participe à très haut niveau à la renaissance de la ville d'Hiroshima, selon un concept moderne et aéré. Il signera à cette occasion de nombreux monuments qui entourent le Mémorial de la Paix, cette ruine d'un immeuble d'Hiroshima resté debout, célèbre dans le monde entier, et inscrit au Patrimoine mondial de l'UNESCO en 1996.

C'est ainsi que Kenzō TANGE concevra et réalisera le Cénotaphe, le Musée mémorial de la Paix, la Flamme de la Paix et, plus récemment, le Mémorial national de la Paix pour les victimes de la bombe atomique.

Kenzō TANGE devient alors un architecte dont on célèbre les qualités.

1960 et 1970 sont des années qui marquent respectivement la World Design Conference de Tokyo et l'Exposition universelle d'Osaka. A cette époque, Kenzō TANGE est proche du mouvement dit 'métaboliste' animé par Kurokawa et Maki, ses élèves d'antan. Cette école s'est rendue célèbre par l'idée qu'il fallait privilégier les lois de l'espace pour réinventer celles qui, traditionnellement, s'appuyaient sur la forme et la fonction.

Kenzō TANGE fut considéré dans cet intervalle de temps, presque comme l'architecte en chef de cet Etat-maître-d'ouvrage, qui marquait alors fortement le Japon de son empreinte. Cette reconnaissance de fait lui permettra de concevoir des oeuvres considérables, en particulier son projet urbain pour Tokyo.

Cette dimension de Kenzō TANGE ne l'empêcha pas cependant de forger sa propre doctrine. Il déclara, ici même, avoir acquis assez tôt une certitude qui avait déterminé sa manière de penser l'architecture et l'urbanisme : il s'agissait du rapport entre espace et objets physiques, qu'il analysait ainsi :

"… l'espace urbain et architectural, auparavant ouvert, aéré, exerçait en fait une force d'attraction. J'avais de plus en plus le sentiment que les espaces que j'avais interprétés précédemment comme étant créés par l'écartement des objets physiques, exerçaient au contraire une force qui faisait adhérer ces objets. J'arrivais, peu à peu, à considérer l'espace comme une énergie d'adhérence réellement active."

La pureté et la profondeur de ce propos font mieux comprendre le sens de l'œuvre de Kenzō TANGE.

Il est difficile ici d'analyser individuellement ses œuvres. Je voudrais cependant distinguer le merveilleux Musée des arts asiatiques de Nice, quatre cubes dévolus aux civilisations chinoise, japonaise, cambodgienne et indienne, musée dont on peut dire pour reprendre une autre expression du grand architecte que c'est une "beauté qui convient", par opposition à la recherche de la nouveauté pour la nouveauté.

Au-delà du grand penseur des formes, Kenzo TANGE était un homme d'affaires parfaitement à son aise dans la vie du monde. Il ne redoutait pas la concurrence et adorait emporter des marchés devant ses confrères. Sa lutte confraternelle avec I. M. Pei sur plus de vingt ans était bien connue et la rumeur veut qu'il ait eu un immense fou rire quand il apprît que son immeuble de Singapour dépasserait en hauteur celui qu'avait conçu I. M. Pei dans cette même ville.

Kenzō TANGE fut aussi un enseignant admiré et recherché dans de nombreux grands pays, même si, vers la fin de sa carrière, il critiqua les tâches administratives qui lui incombaient et qui l'empêchaient de consacrer à ses étudiants tout le temps qu'il souhaitait.

Kenzō TANGE est ainsi l'homme accompli par excellence, un maître en sa profession et en son art.

Il laisse une œuvre immense, que l'on peut admirer dans le monde entier.

Il laisse des esprits bien formés.

Il laisse une conception du rapport entre la structure et l'espace.

Il a surtout identifié pour nous la nécessité de traiter ensemble, sans jamais les séparer, cinq thèmes centraux : l'architecture, l'urbanisme, l'éducation, la continuité culturelle et la technologie, courte liste dont la simplicité des termes dissimule l'importance fondamentale.

Nous nous souviendrons de lui.

Mon cheminement a été très différent en ce sens qu'il s'agissait d'autres cultures et d'autres régions du monde. Il fut cependant parallèle à bien des égards.

Lorsque j'ai succédé à mon grand-père, j'ai très vite réalisé l'immensité de ma responsabilité à l'égard des millions de membres de ma communauté, répartis en Asie, en Afrique et au Moyen Orient. J'ai constaté en particulier que l'amélioration de leur qualité de vie passait nécessairement par des progrès décisifs de l'habitat.

Après avoir observé le développement fulgurant, dans le monde entier, du Style International, question que j'évoquais tout à l'heure à propos du Japon, je me suis demandé s'il était souhaitable que le monde musulman suive cette voie.

La seule chose évidente était que la réponse ne l'était pas. A ma connaissance, personne ne s'était posé cette question et il était clair que je ne pouvais seul trouver la solution, même si je ressentais parfaitement que les identités culturelles musulmanes étaient fondamentalement en cause.

J'ai alors réuni des penseurs musulmans de toutes origines pour vérifier si mon interrogation était partagée et, dans l'affirmative, pour examiner l'opportunité d'agir ou, au contraire, de laisser faire.

Des idées divergentes s'exprimèrent, certains estimant que la symbolique religieuse devait avoir la primauté dans l'expression architecturale, d'autres que l'architecte devait pouvoir s'exprimer sans être tenu à des références spirituelles, d'autres exprimant un arc-en-ciel de points de vues intermédiaires. Cependant, tous avaient conscience de l'existence d'une question sans réponse

Une parfaite unanimité s'exprima en revanche sur la nécessité d'agir par un vaste programme d'étude et d'analyse. Pour cette seconde étape, j'ai élargi le groupe d'origine à des personnalités venues de tous horizons : architectes, historiens d'art, sociologues, économistes, philosophes de toutes les écoles de pensée – croyants, athées ou agnostiques- et théologiens de toutes confessions.

Nous avons regardé.

Il faut imaginer un monde d'un milliard quatre cent millions de personnes ayant en commun une religion dont vous savez la complexité des courants qui la traversent.

Ces peuples sont distincts par l'histoire et les cultures ; par ordre alphabétique notamment : africaine, arabe, asiatique, perse et turque ; ils sont marqués en outre par ce que Montesquieu appelait la théorie des climats, les uns habitant les déserts les plus torrides, les autres les montagnes les plus hautes, les uns souffrant des inondations et les autres devant conserver précieusement chaque goutte d'eau, les uns riches et les autres affligés de la plus redoutable pauvreté.

Ces différences expliquent la diversité remarquable de l'habitat en pays musulman.

Elles n'expliquent pas cependant, dans des époques récentes, le désamour, voire le rejet, parfois la destruction inconsidérée de ce que fut ce passé, en grande partie aujourd'hui disparu.

Elles n'expliquent pas non plus pourquoi les architectes d'une culture musulmane donnée ignoraient les traditions d'architecture d'autres pays d'Islam.

Elles n'expliquent pas enfin pourquoi, jusqu'à la fin des années 1970, aucun architecte important d'un pays musulman n'avait été formé à nos traditions architecturales. Bien au contraire, les élèves architectes musulmans leur tournaient le dos et se formaient exclusivement en occident ; et puisque les écoles d'architecture de l'occident n'offraient aucune formation sur l'architecture d'inspiration musulmane, les jeunes diplômés ne pouvaient que reprendre, avec enthousiasme d'ailleurs, la culture de l'Ouest, ses goûts, ses matériaux et les formes adaptées aux climats des pays tempérés.

Au delà de la question de la formation des architectes, les maîtres d'ouvrages eux-mêmes étaient presque toujours inconscients des traditions architecturales de leurs pays, qu'il s'agisse de maîtres d'ouvrages publics ou privés. Il ne s'agissait en rien d'un réflexe de défiance vis-à-vis de ces traditions culturelles. Ce qui était recherché était sans le moindre doute une amélioration de la qualité de vie. Mais, à l'époque, personne n'avait conscience que ce progrès pouvait être obtenu par un ressourcement des traditions.

L'architecture n'était pas le seul Art touché par ce phénomène.

Un gouffre, le mot n'est pas trop fort, apparaissait entre les tenants du monde du passé, et ceux qui se tournaient vers l'avenir en se désintéressant du passé, cette tension exerçant une influence négative profonde sur les relations entre personnes, entre courants religieux et entre Etats. En quelque sorte, une version nouvelle de la querelle des anciens et des modernes qui fut débattue et qui s'apaisa dans l'enceinte de l'Académie française à la fin du XVIIème siècle.

Pour s'écarter de cette pente dangereuse, il nous a semblé qu'une re-connaissance du passé, dans tous les domaines de l'Art, devait permettre aux sociétés musulmanes de considérer leur pluralisme sous un nouveau jour : un pluralisme légitimé par l'histoire et la culture.

J'ai la conviction que cette acceptation revendiquée et fière de notre pluralisme, par effet d'entraînement, devrait contribuer à atténuer les tensions entre communautés musulmanes, mais aussi entre musulmans et non musulmans.

Les responsables politiques auxquels nous avons confié nos convictions, furent pour la plupart intéressés par le constat de rupture entre la tradition et l'avenir. Beaucoup exprimèrent cependant une certaine frustration. En effet, ils pouvaient légitimement nous dire : "Vous avez su faire l'état des lieux, mais que proposez vous pour sortir de l'impasse ?"

Nous nous sommes alors remis au travail. Pendant des années nous avons cherché, nous avons enquêté, nous avons réfléchi. Des intellectuels d'une vingtaine de pays d'Asie, des Amériques, d'Europe et du Moyen Orient nous ont apporté leurs contributions au cours de centaines de réunions, séminaires ou congrès, qui se sont tenus tout autour de la planète. Ces travaux ont fait l'objet de comptes-rendus, de publications, de thèses de doctorat et de cours universitaires. Ils ont été également à l'origine de notre implication directe dans la lutte contre la pauvreté dans les villes anciennes, au travers du Programme Aga Khan pour le soutien des Cités historiques.

Nous avons examiné des dizaines de sujets fondamentaux.

Quelques exemples : l'éducation architecturale dans le monde musulman, l'extension des métropoles, la métamorphose de l'urbanisme sous l'effet du développement, l'évolution de l'habitat rural, les agoras dans le monde musulman, la critique en architecture, la symbolique architecturale face à l'identité de l'individu, le régionalisme en architecture, ou encore l'acte de conservation du patrimoine comme clé de la survie culturelle.

Ce fut un processus ininterrompu sur plus de trente années. Un processus que nous voulons pérenne, afin de ne pas passer à côté de ce qui fut ignoré dans le passé : des choses toutes simples comme le fait que l'histoire avance, que les matériaux et les goûts évoluent et que les équations économiques et sociologiques se modifient constamment.

Cette démarche analytique a été suivie de synthèses.

Tout d'abord nous avons posé que la connaissance du passé était indispensable, quelle que puisse être son influence sur l'avenir. Nous avons en conséquence rassemblé une base de données très complète sur l'histoire de l'architecture dans les sociétés musulmanes, sans distinction de courants historiques ou religieux. Cette base est accessible sur le site ArchNet au Massachusetts Institute of Technology.

Nous avons aussi considéré qu'il fallait mettre en place des outils éducatifs ouvrant sur l'histoire de ces architectures. Il s'agissait en particulier de donner un accès à la symbolique traditionnelle, par exemple la symbolique de l'eau ou celle du jardin mystique. Je citerai ici le 'Programme Aga Khan d'architecture islamique, enseigné à Harvard et au Massachusetts Institute of Technology, ces universités où Kenzō TANGE enseigna. Des centaines d'étudiants sont titulaires de diplômes délivrés dans le cadre de ce programme.

Nos travaux m'ont également persuadé qu'au-delà de la connaissance du passé architectural, il était impératif de faire connaître les œuvres des architectes de notre temps et du futur, afin qu'elles puissent à leur tour être objet de fierté. De façon peut-être plus essentielle, je voulais que ces œuvres nouvelles prennent leur place dans la chaîne ressoudée qui relie le passé et l'avenir.

La gamme de ces œuvres nouvelles est vaste : restauration d'habitats anciens, extensions d'agglomérations, amélioration de la qualité de la vie dans les environnements ruraux. Mais aussi conception d'ensembles dont la notion même n'existait pas dans notre passé, par exemple les aéroports, les ensembles de bureaux, les centres commerciaux ou les hôpitaux multidisciplinaires. Tout ceci dans un monde marqué en profondeur par la révolution de l'informatique.

C'est ainsi qu'est né le Prix Aga Khan d'architecture. Je m'honore à cet égard d'avoir pu compter Kenzō TANGE parmi les membres du premier jury. J'ai été particulièrement heureux qu'il ait applaudi au fait que ce prix récompense non seulement les valeurs esthétiques mais aussi les valeurs sociales.

Les architectes français ont été à l'honneur. En effet, huit d'entre eux ont été distingués par les jurys du Prix. Dans l'ordre chronologique : André Ravereau, Serge Santelli, Michel Eccochard, Paul Andreu, Jean Nouvel, Pierre Soria, Gilbert Lézénès et Marylaine Barret.

Les architectes qui ont puisé aux nouvelles sources de connaissances sur les cultures islamiques ont été à l'origine d'un cercle vertueux, les leçons tirées de leurs réalisations dans le monde rural et urbanisé enrichissant nos bases de connaissances.

Nous avons tiré des leçons importantes de ces réalisations :

Tout d'abord, nous avons constaté que pour avoir un effet sur une population importante, un projet de réhabilitation ou de reconstruction doit prendre en compte tout un quartier et non tel ou tel immeuble isolé, aussi important soit-il culturellement.

Nous avons été par ailleurs convaincus que le renouveau de l'habitat est en soi insuffisant, et qu'il doit se combiner avec une réhabilitation des espaces publics, des services médicaux et des écoles, et ce, en utilisant tous les outils modernes de financement, sans oublier le micro crédit et la micro assurance.

Ces réalisations nous ont enseigné également que l'action de réhabilitation ou de reconstruction d'un quartier constitue en soi une source de renouveau économique. Autrement dit, une population dont l'habitat a été amélioré régénère d'elle-même son environnement économique.

Enfin, nous avons fait le constat essentiel que le renouveau de l'habitat dans le cadre d'une approche culturelle ressourcée a des conséquences pérennes, au bénéfice en particulier des plus pauvres.

Vous aurez observé que les thèmes fondamentaux sur lesquels nous nous sommes interrogés, avons agi, et sur lesquels nous nous déterminons pour l'avenir, sont l'architecture, l'urbanisme, l'éducation, la continuité culturelle et la technologie, c'est-à-dire précisément les mêmes thèmes que ceux que Kenzō TANGE avait identifiés.

Ainsi, avec une chronologie décalée, avec des histoires et des géographies différentes, nous avons identifié séparément les mêmes axes fondamentaux, comme s'ils existaient de tout temps, en dehors de nous. C'est le mérite de Kenzō TANGE d'avoir discerné en premier l'importance de ne jamais les séparer.

Après vous avoir invité à me suivre loin de France, je voudrais y revenir pour vous dire que c'est avec cette expérience à l'esprit que j'ai évoqué la question si importante du devenir du Domaine de Chantilly avec le Gouvernement français, Monsieur Pierre Messmer, alors Chancelier de l'Institut de France, son successeur le Prince Gabriel de Broglie, Monsieur Eric Woerth, Ministre de la République et Maire de Chantilly et Jean-Luc Lagardère, président à l'époque de France Galop.

Le projet était très différent de ceux que j'ai connus précédemment puisqu'il est situé dans ce pays de France, l'un des plus développés au monde, cette France qui a réfléchi depuis des siècles aux rapports du passé avec le présent, notamment dans le domaine de l'architecture et de l'urbanisme.

Le respect de cet environnement français s'imposait donc à l'évidence, mais il devait à mon sens intégrer deux dimensions dont j'avais observé l'importance sous d'autres cieux :

Il fallait considérer le Domaine comme un ensemble. Ainsi, sauver le champs de courses seul n'aurait jamais pu, à mon avis, apporter la dimension nécessaire pour offrir une destinée renouvelée au Musée Condé, au Parc Le Nôtre et aux Grandes Ecuries.

Il fallait également, en donnant le temps au temps, créer les conditions pour que chaque partie prenante identifie les solutions économiques qui éviteront à l'avenir la remise en cause des efforts entrepris.

Mon vœu très cher est que l'on puisse dire dans quelques années que l'apport de cette expérience aura été utile.

Les initiatives que nous avons prises pour la réhabilitation de sites historiques dans le monde en développement nous ont démontré qu'un élément clé du succès est l'engagement, ensemble, de tous les partenaires, publics, privés, sociaux et culturels autour d'un projet commun. Le site de Chantilly est unique, mais sans le soutien de tous, rien n'aurait pu être entrepris. La France a fait encore une fois la démonstration qu'impossible n'est pas français.

Mes chers Confrères, voilà ce que je voulais vous dire de l'œuvre de Kenzō TANGE et de ma propre expérience.

Je souhaite que nos réflexions sur le passé, le présent et l'avenir, chacun avec ses responsabilités, chacun avec sa sensibilité, chacun avec son histoire, auront été utiles à ceux que nous avons voulu servir.

Je vous remercie.